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— Qu’en pensez-vous ? interroge Daggat.

  Il est assis à son bureau. Hiram Lusana est de l’autre côté de la pièce, appuyé au dossier d’un fauteuil. Il a l’air inquiet.

  Dale Jarvis, chef des services de renseignements, réfléchit quelques instants avant de répondre, puis il lève les yeux ; son visage a une expression amicale, presque paternelle. Ses cheveux noirs sont semés de gris et coupés courts. Il porte un complet de tweed et l’énorme nœud papillon rouge posé au-dessous de sa pomme d’Adam tombe comme s’il était en train de fondre.

— Je pense que cette opération Eglantine est une blague.

— Une blague ! grince Lusana. Vous plaisantez ?

— Mais non, répond Jarvis calmement. Chaque nation qui dispose d’une grande force armée bien organisée a aussi un service dont la seule fonction est d’imaginer ce que l’on appelle dans notre métier des « hypothèses d’école ». Des plans insensés ultra crepidam qui dépassent les limites du possible. Hypothèses stratégiques et tactiques inventées pour faire face aux événements les plus extravagants… plans démentiels que l’on fourre au fond d’un classeur en attendant le jour improbable où on les sortirait de la poussière pour les mettre en action.

— C’est là votre opinion sur Eglantine ? questionne Lusana d’une voix acide.

— Oui, encore que je ne la connaisse pas en détail, déclare Jarvis. Il est probable que le ministère sud-africain de la Défense a concocté d’innombrables plans plus ou moins farfelus qui prévoient des raids factices d’insurgés sur la moitié des Etats du globe.

— Croyez-vous sincèrement cela ?

— Oui, répond franchement Jarvis. Ne répétez pas que cela vient de moi, mais je peux vous dire que niché dans quelque sombre et profonde crevasse de notre gouvernement, vous pourriez trouver les scénarios les plus extravagants conçus par l’homme et l’ordinateur : conspirations en vue de saper tous les Etats de la terre, y compris ceux de nos amis occidentaux ; plans de bombardements nucléaires des ghettos en cas de soulèvement en masse des minorités ; plans de bataille pour lutter contre des invasions venues du Mexique ou du Canada. Pas un sur dix mille ne sera jamais utilisé, mais ils sont là, en attente, pour le cas où…

— Une sorte d’assurance, dit Daggat.

— Oui, une assurance contre l’inimaginable.

— Ainsi, selon vous, ce n’est pas plus sérieux que ça ? explose Lusana furieux. Vous considérez l’opération Eglantine comme le cauchemar d’un idiot ?

— Je crains que vous n’ayez pris cette affaire bien trop au sérieux, général, dit placidement Jarvis que l’explosion de Lusana laisse froid. Il faut vous faire une raison. Comme disait mon vénéré grand-père : « Vous avez acheté chat en poche ».

— Je refuse de le croire, persiste Lusana.

  Jarvis retire tranquillement ses lunettes et les remet dans leur étui.

— Vous êtes libre, évidemment, de demander leur opinion à d’autres services de renseignements, général, mais je crois pouvoir dire sans crainte de me tromper que votre Eglantine recevra à peu près le même accueil partout où vous la présenterez.

— J’exige que vous fassiez une enquête sur l’intention de Vaal à ce sujet ! hurle Lusana.

  Réprimant la colère qui monte en lui, Jarvis se lève, boutonne son veston et s’adresse à Daggat.

— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je dois retourner à mon bureau.

— Certainement, dit Daggat, qui se lève et prend Jarvis par le bras. Je vous accompagne jusqu’à l’ascenseur.

  Jarvis adresse à Lusana un signe de tête diplomatiquement amical.

— Général.

  Lusana tremble de colère, les poings crispés, sans dire un mot. Il se détourne et regarde par la fenêtre.

  Dès qu’ils sont dans le hall des ascenseurs, Daggat dit à Jarvis :

— Je vous fais toutes mes excuses pour le comportement maladroit du général. Mais il faut comprendre l’extraordinaire tension qu’il supporte depuis des mois. Et puis, il y a eu ce long voyage par avion la nuit dernière.

— Le décalage horaire rend les hommes irritables. A moins que sa conscience ne lui reproche son arrivée par la porte de service, dit Jarvis en haussant un sourcil.

— Vous êtes au courant ? fait Daggat en passant la langue sur ses lèvres sèches.

— Simple affaire de routine, explique Jarvis avec un aimable sourire. Ne vous inquiétez pas. Notre métier consiste à ne pas perdre de vue les hommes comme votre général, mais non de les poursuivre en cas d’infractions. Ce que les gens des services d’immigration ignorent de cette affaire ne les empêchera pas de dormir. Un conseil, cela dit : à votre place, je ne laisserais pas traîner le général trop longtemps à Washington. Se montrer avec un révolutionnaire radical pourrait se révéler embarrassant pour un homme de votre réputation.

— Le général Lusana n’est pas un radical.

  Jarvis a un haussement d’épaules : il n’est pas convaincu.

— C’est à voir.

  La flèche rouge « descente » s’allume au-dessus de la porte de l’ascenseur. Jarvis se prépare à monter dans la cabine.

— J’ai encore une chose à vous demander, dit Daggat. Une faveur.

  Le timbre de la cabine sonne et les portes s’ouvrent : elle est vide.

— Si c’est possible, dit Jarvis.

  Son regard va de Daggat au seul moyen de retraite qui lui est refusé.

— Vérifiez tout de même l’opération Eglantine. Je ne demande pas des efforts impossibles à vos gens, s’empresse d’ajouter Daggat. Simplement quelques coups de sonde qui confirmeraient ou non son existence.

  Les portes commencent à se refermer. Jarvis passe le pied pour les garder ouvertes.

— Je vais lancer une enquête, dit-il. Mais je dois vous dire que ce que nous découvrirons ne vous plaira peut-être pas.

  Les portes se referment en claquant et il disparaît.

 

  Il est 10 heures lorsque Daggat se réveille. Il est seul dans son bureau. Son personnel est parti depuis longtemps. Un coup d’œil à sa montre lui apprend qu’il a dormi près d’une heure. Il se frotte les yeux et s’étire en entendant vaguement la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer. Il ne lève même pas les yeux, pensant que ce sont les femmes de ménage. C’est seulement lorsqu’il n’entend pas les bruits familiers des corbeilles à papier que l’on vide et le ronronnement des aspirateurs qu’il se rend compte d’une présence.

  Felicia Collins est appuyée avec grâce dans l’embrasure de la porte : elle ne dit rien, elle se contente de fixer Daggat.

  Une pensée lui revient, il se lève et fait un geste d’excuses.

— Pardonne-moi, je n’ai pas fait attention à l’heure. J’ai complètement oublié que nous devions dîner ensemble.

— Tu es pardonné.

— Tu dois mourir de faim, dit-il en prenant son veston.

— Après le quatrième Martini dry, toutes les affres de la faim disparaissent, dit-elle en regardant autour d’elle. Je pensais qu’Hiram et toi étiez en conférence.

— Je l’ai repassé au ministère des Affaires étrangères cet après-midi. Ils lui accordent la réception distante qu’ils réservent généralement aux dignitaires de quatrième classe.

— Est-il prudent pour lui de se montrer en public ?

— J’ai veillé à ce qu’il soit gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Alors, il n’est plus notre invité.

— Non, il a une suite au Mayflower, offerte par le gouvernement.

  Felicia étire son corps félin et se glisse dans la pièce.

— Au fait, j’ai déjeuné avec Loren Smith. Elle m’a tout dit de sa vie amoureuse.

— Elle a mordu à l’hameçon ?

— Si tu veux parler de la clef de ta retraite d’Arlington, la réponse est : oui.

  Il la prend dans ses bras, le regard tendre et satisfait aussi.

— Tu ne le regretteras pas, Felicia. C’est pour le bien de tous.

— Va donc expliquer ça à Loren Smith, dit-elle en se détournant.

  Il la laisse s’écarter.

— A-t-elle donné des noms ?

— Si j’ai bien compris, elle fait languir Phil Sawyer qui veut l’épouser, mais elle couche en douce avec un type de la N.U.M.A.

— A-t-elle dit lequel ?

— Il s’appelle Dirk Pitt.

— Tu as bien dit Dirk Pitt ? interroge Daggat en ouvrant de grands yeux.

  Felicia le confirme d’un signe de tête. Daggat fouille dans ses souvenirs et soudain il trouve.

— Sacré fils de garce ! On ne pouvait pas rêver mieux !

— Pourrais-tu m’expliquer ?

— Le doyen vénéré du Sénat, George Pitt. Tu n’y avais pas pensé ? L’irréprochable Congresswoman Loren Smith se fait culbuter par le fils du sénateur !

  Felicia frissonne.

— Pour l’amour de Dieu, Frederick, laisse tomber ce projet stupide avant qu’il ne soit trop tard !

— Pas question, dit Daggat avec un mauvais sourire. Je dois faire ce que j’estime être bon pour mon pays.

— Tu veux dire : bon pour Frederick Daggat.

Il la prend par le bras et l’entraîne hors du bureau.

— Quand tu y auras bien réfléchi, tu verras que j’avais raison, dit-il en éteignant les lumières. Pour le moment, allons dîner en vitesse. Nous irons ensuite préparer à Loren Smith son nid d’amoureux pour sa première et dernière visite.

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